La contagion démocratique

Edito :
Le Droit de VivreRené Guitton, membre du réseau mondial d'experts de l'Alliance des civilisations des Nations Unies, œuvre depuis de nombreuses années pour un dialogue philosophique, culturel et religieux entre l'Orient et l'Occident.
Le prix des Droits de l'homme lui a été décerné en 2009 pour son livre " Ces chrétiens qu'on assassine " (Flamarion), et son dernier ouvrage, " En quête de vérité - le Martyre des moines de Tibhirine " (Calman Lévy 2011), nous a éclairé sur un drame trop longtemps non élucidé. Au Caire, il poursuit une recherche sur les autodafés commis de par le monde. Bonaparte a fait incendier des exemplaires du Coran à Al-Azhar, en 1870, et René Guitton est en quête de documents inédits sur ce forfait.
A la fin de l'été, il a obtenu au Caire une interview exclusive du Grand Imam de la mosquée Al-Azhar, le cheikh Al-Tayeb, qu'il a confié à " Droit de Vivre " et que nous publions dans ce numéro. Faut-il rappeler que la mosquée Al Azhar, fondée en 970, est l'une des plus anciennes mosquées du Caire et qu'elle est le siège de la plus ancienne université encore active au monde ? Son autorité dans le monde musulman est considérable, et pendant toute l'interview le Cheikh Al-Tayeb, de grande taille, coiffé de son turban blanc, suspendit la réception de ses solliciteurs désireux de lui baiser les mains en signe de profond respect. Très ouvert, il a consacré près de deux heures à cet échange avec René Guitton, membre du bureau exclusif de la Licra.
Bien que nommé par Moubarak, l'imam qui est la plus haute autorité de l'islam sunnite, se sent solidaire des insurgés da la place Tahrir. Il se défie de tous les extrémismes religieux (" hasardeuses pour la paix civile seraient les voies proposées par les Frères musulmans ou les salafistes ") et militaire ; il prend parti pour une société civile, dont bien sûr l'islam participe mais qui tient tête à quelque Etat que ce soit. Reconnaissant les coptes comme des Egyptiens à part entière, l'imam revient sur la fatwa de mort prononcé par ses prédécesseurs à l'encontre de ceux qui quittent l'islam : " Le libre choix personnel doit être respecté ", déclare-t-il. Enfin, après avoir regretté la disparition de Jean Paul II, il s'affirme disposé à une reprise du dialogue avec le Vatican. Ce discours d'ouverture sera-t-il entendu ? Tout se passe comme si l'imam d'Al-Azhar avait tenu à se mettre au diapason de l'espérance qu'à soulevé le printemps arabe.
Peut-on parler de contagion démocratique ?


Cheikh Ahmed Mohammed Al-Tayeb, Grand Imam de la mosquée Al-Azhar du Caire :

" Al-Azhar attend un geste du Vatican "

Le Cheikh Al-Tayeb et René Guitton

Plus haute autorité de l'islam sunnite, le Cheikh Al-Tayeb s'exprime en toute liberté sur le printemps arabe, la situation des coptes en Egypte, le dialogue islamo-chrétien et l'avenir de l'islam en Europe. Des propos recueillis par René Guitton.

DDV. Ces derniers temps, on a assisté à des autodafés de livres sacrés. Que dit l'islam de ces destruction ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Pour l'islam, un tel geste constitue une sorte de déclaration de guerre contre les fidèles de la religion visée. Plus encore, il s'agit d'un acte dirigé contre Dieu lui-même, car chaque livre sacré renferme la parole de Dieu. Un musulman qui commettrait un tel acte aujourd'hui s'exposerait aux condamnations les plus dures. Tout comme le Coran, les Evangiles ou la Thora ne doivent pas être profanés ou brûlés.

 DDV. Est-il interdit  un musulman de posséder la Thora ou les Evangiles et d'étudier ces textes ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Non, ce n'est pas interdit. Je possède moi-même plusieurs exemplaires de la Thora et des Evangiles. Et rien n'interdit à un musulman de lire ou d'étudier les livres sacrés des autres  religions, à la condition de ne pas être impur au moment de cette lecture ; il en est de ces textes comme il en est de la lecture ou de l'étude du Coran. Même si nous pensons que dans la Thora ou dans les Evangiles, il y a la mais de l'homme, nous savons aussi que ces écrits ont été inspirés par Dieu, et qu'ils contiennent la parole de Dieu.   
Pour vous dire combien nous attachons d'importance aux livres sacrés des autres religions, l'université Al-Azhar a envoyé à Paris l'un de ses plus brillants scientifiques, Mohamed Azab. Il y a étudié durant onze ans les langues sémitiques (araméens, hébreu ancien…) et la Bible. Il a même enseigné à la Sorbonne, avec pour spécialité l'étude comparée des langues sémitiques et de la Bible.

 DDV. L'actualité a été marquée par le  " printemps arabe ", malheureusement précédé par un attentat meurtrier contre une église d'Alexandrie. Comprenez-vous l'inquiétude que cet attentat a suscité ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Bien sûr, nous déplorons que des croyants aient été les victimes de cet odieux attentat et nous condamnons vigoureusement ses auteurs. Cet attentat donne, de plus, une image globalement négative des musulmans égyptiens. Cet acte n'est pas dans la nature du peuple égyptien, un peuple profondément pacifique. Il a été planifié à l'étranger et exécuté sur le territoire égyptien pour nuire aux chrétiens et, par voies de conséquence, aux musulmans égyptiens, qui en pâtissent également. Depuis quatorze siècles, chrétiens et musulmans vivent ensemble en Egypte sans conflits qui les auraient opposés pour des raisons essentiellement religieuses.

DDV. Les manifestants de la place Tharir comptaient-ils des chrétiens dans leur rangs ?   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Oui, et ces chrétiens étaient nombreux parmi les manifestants. Ils font partie du peuple égyptien et leur situation n'est pas différente de celle de leurs concitoyens musulmans. Musulmans et chrétiens ont également souffert de violences et sont morts en Egyptiens, car les chrétiens font partie du peuple d'Egypte. Ils sont attachés à leur patrie, et leur situation est comparable à celle des musulmans.. Il est d'ailleurs très significatif de constater que la question religieuse fut absente des revendications des manifestants.

 DDV. Les chrétiens d'Egypte sont-ils considérés comme des citoyens ou comme des dhimmis, les " protégés " ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Les temps lointains où cette notion de " protégé " existait sont révolus. Les chrétiens d'Egypte sont des citoyens à part entière, comme tous les autres.

 DDV. Que pensez-vous des manifestations contre la nomination d'un gouverneur copte à Kéna, en Haute Egypte ?   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Les manifestations ne visaient pas la personne du gouverneur, ou le fait qu'il soit copte. Son prédécesseur était copte lui aussi et n'avait pas été l'objet de manifestations en raison de son origine. Il s'agissait de revendications sociales dirigées contre le gouvernement, des revendications qui émanaient d'ailleurs aussi bien des musulmans que des chrétiens.

 DDV. A vous entendre, les chrétiens d'Egypte ne souffrent pas de persécutions. Pourtant, depuis dix ans, ils quittent par centaines de milliers le pays. Plus d'un million et demi de coptes égyptiens auraient émigrés depuis 2001.   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Il faut se garder de certaines généralisations. D'une part, les atteintes aux chrétiens sont le fait de quelques fanatiques, extrémistes, violents, que nous condamnons, et non de la grande majorité paisible des égyptiens. Vu d'Occident, on a tendance à généraliser une situation qui est le fait de groupuscules hélas trop actifs.   
D'autre part, le départ des chrétiens d'Egypte n'est pas lié à la peur. Ils recherchent de meilleures conditions de vie, notamment en Amérique du Nord où leur diaspora favorise leur installation. De la même manière,  de nombreux égyptiens musulmans, ceux qui en ont les moyens, quittent aussi leur pays, attirés par un monde où les difficultés économiques sont moindres, où la vie est plus facile. J'ai vécu et étudié à Paris, à la Sorbonne où j'ai obtenu mon doctorat de philosophie : j'avoue que si, à l'époque, j'avais eu l'opportunité de trouver un emploi bien rémunéré en France, j'y serais peut-être resté. Le système social y est bien organisé et l'emploi bien plus accessible qu'ici. Le seul moyen d'enrayer ce que vous appelez un " exode " sera le redressement économique de l'Egypte. Celle-ci reste un pays pauvre où la vie est difficile pour la grande majorité de la population.

 DDV. Un non-musulman peut se convertir à l'islam. L'inverse est-il possible ? L'un de vos prédécesseurs, le Cheikh Gad al Haq, avait publié en 1996, une fatwa condamnant à mort tout musulman qui ferait acte d'apostasie. Qu'en dit l'islam, et qu'en est-il aujourd'hui dans la pratique ?   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
D'une part, Dans le Coran, texte fondamental de l'Islam, il n'y a aucun jugement porté à l'encontre de celui qui quitterait l'Islam. D'autre part, dans les Hadith du Prophète (les dits du Prophète), l'on trouve plusieurs passages que certains oulémas interprètent  comme une condamnation à mort possible à l'encontre d'un musulman qui quitterait l'Islam. Le simple fait de quitter l'islam est à déplorer, et le musulman doit tout faire pour ramener l'égaré dans l'islam. Bien sûr, il risque d'être condamné à mort par certains.   
Je tiens néanmoins à rappeler un exemple historique où le Prophète s'était élevé contre ceux qui avaient tué une femme parce qu'elle avait quitté l'islam. Aujourd'hui, Al Azhar ne condamnerait pas une personne qui quitterait l'islam par libre choix personnel, et respecterait sa décision.

 DDV. Vous êtes un dignitaire religieux très écouté dans le monde musulman. Dans votre déclaration du 20 juin 2011, vous affirmez la nécessité de la séparation des pouvoirs. Vous rappelez le principe de l'égalité des droits de tous les citoyens, et vous vous faites l'avocat de la protection de tous les lieux de culte monothéiste. Ces positions ne sont pas celles des Frères musulmans. Pensez-vous que leur parti puisse avoir sa place dans le futur gouvernement civil de l'Egypte    
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Le parti qui remportera le plus de suffrages lors de ces élections sera celui qui formera le gouvernement et présidera aux destinées de la nouvelle Egypte.   
Il convient de différencier la confrérie religieuse des Frères musulmans et le parti politique " Liberté et justice " formé par certains anciens de la confrérie, même s'ils ont en commun certaines conceptions très radicales. Ce parti, habilement créé afin de pouvoir participer au processus électoral, n'en est pas à un paradoxe près : son vice-président est copte. Je ne crois pas que les électeurs égyptiens, toutes couches de la société confondues, y compris dans l'Egypte profonde, porteront à la tête du pays le parti issu des Frères musulmans, pas plus que celui des salafistes d'ailleurs. Je doute que le peuple égyptien s'engage sur une voie que je juge très hasardeuse pour la paix civile.

 DDV. Le Conseil des forces armées gère l'Egypte pendant la période transitoire. Vous vous êtes prononcé pour que la future Egypte soit dirigée par un gouvernement civil. Votre déclaration a été jugée courageuse par les uns, elle a été décriée par d'autres, qui vous reprochent de soutenir le courant libéral.
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
A Azhar a constitué récemment un conseil composé d'oulémas, mais également de grands intellectuels, de sensibilités diverses, pour réfléchir ensemble à ce que devrait être l'Egypte de demain. Il en est ressorti un consensus sur notre vision de l'avenir, et, j'en ai livré les premières conclusions.  La nouvelle Egypte devra être un Etat national, démocratique, constitutionnel et moderne.

 DDV. Vous avez été nommé Grand Imam d'Al Azhar par Hosni Moubarak. Aujourd'hui, vous souhaitez que cette fonction soit dorénavant soumise à élection par un collège d'oulémas et d'imams, et non plus par le Président ou le chef du gouvernement.   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb
. En effet, le conseil d'A-Azhar a mis ma proposition à l'étude pour en affirmer et en définir les modalités. Cela témoigne une volonté d'appliquer de plus en plus en Egypte, un processus démocratique.

 DDV. Pour en venir au dialogue islamo-chrétien,  la Faculté catholique de Paris  a mis en place une formation à la laïcité pour les élèves imams de l'institut Al-Ghazali de la Mosquée de Paris. Qu'en pensez-vous ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Nous avons visité l'institut catholique de Paris et nous connaissons cette expérience qui consiste à enseigner aux futurs imams la nature spécifique de la France laïque. Nous  approuvons cette démarche qui permet de sensibiliser les futurs imams à la singularité quasi unique de la société française.

 DDV. Imaginez-vous une expérience semblable à Al-Azhar ? Que savent, par exemple, du christianisme, les imams formés à Al-Azhar ?   
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Nous n'avons pas mis en place, à Al-Azhar, un enseignement du christianisme à destination des imams ou des élèves imams, mais nous avons créé des échanges avec l'institut catholique du Caire, où sont données des conférences sur l'islam. De même, nous accueillons ou organisons à Al-Azhar des conférences sur le christianisme et sur les religions bibliques.

 DDV. Les musulmans sont nombreux en Europe. Ils sont appelés à rester dans ces pays de tradition judéo-chrétienne . pensez-vous qu'il puisse exister un islam " européen " ou " occidental " spécifique ?
Cheikh. Ah. Al-Tayeb.
Sur le plans doctrinal, le respect des cinq piliers de l'islam s'impose à tout musulman. Quant à la pratique, même si elle s'inscrit dans une société occidentale, rien n'empêche un musulman français, européen de vivre sa pratique religieuse. Il peut épouser une femme d'une autre religion sans pour cela qu'elle soit obligée de se convertir. Ceci en Europe comme ici, en Egypte.
Et j'ajouterai que, lorsque j'ai étudié en France, à aucun moment je n'ai senti de pression ou d'incitation à modifier quoique ce soit dans la pratique de ma religion.

 DDV. C'est au lendemain du concile du Vatican II qu'à commencé le dialogue entre l'Eglise catholique et l'Islam. On en évoque souvent la nécessité, on en voit plus rarement les résultats.
Cheikh. Ah. Al-Tayeb. Avec la disparition du pape Jean Paul II, nous avons perdu un grand homme de dialogue, et nous le regrettons. Nous ressentons certaines déclarations du pape Benoit XVI comme une posture d'hostilité. Ainsi  en est-il du discours de Ratisbonne, très douloureusement perçu par la communauté musulmane et par nous-mêmes. Les explications a posteriori ne nous ont pas convaincus.
Néanmoins, nous avons tenté de renouer ce dialogue à travers plusieurs signes que nous avons voulu donner dans certains de nos discours qui ont été publiés. Hélas, en vain ! Nous aimerions que ce dialogue soit aussi positif que celui que nous avons avec les autres confessions chrétiennes, en particulier dans l'échange que nous avons très régulièrement avec les orthodoxes.
Nous avons l'impression qu'aujourd'hui, le Vatican privilégie plutôt le dialogue judéo-chrétien. Compte tenu de l'importance de l'islam, qui représente plus d'un milliard et demi de fidèles, Al-Azhar attend un geste du Vatican qui exprimerait sa volonté de reprendre ce dialogue auquel nous sommes ouverts.

 

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