Plus haute autorité de l'islam sunnite, le Grand imam de la mosquée Al Zahar, le cheikh Al Tayeb, s'exprime en toute liberté sur le printemps arabe, la situation des Coptes en Egypte, le dialogue islamo-chrétien et l'avenir de l'islam en Europe. Des propos pour le moins étonnants recueillis au Caire par René Guitton*.

René Guitton : Ces derniers temps, l'on a assisté, en différents endroits du monde, à des autodafés de livres sacrés. Que dit l'islam de telles profanations ou de telles destructions, quelle que soit la religion visée ?

PhotoCheikh Ahmed Mohammed al Tayeb : Pour l'islam, l'homme capable d'un tel acte est un esprit dérangé ou un provocateur qui agit délibérément. Un tel geste constitue une sorte de déclaration de guerre contre les fidèles de la religion visée. Plus encore, il s'agit d'un acte dirigé  contre Dieu lui-même, car chaque livre sacré renferme la parole de Dieu. Un Musulman qui commettrait un tel acte aujourd'hui s'exposerait aux condamnations les plus dures. Tout comme le Coran, les Evangiles ou la Thora ne doivent pas être profanés ou brûlés. Il en va de même pour tout ce qui touche au Prophète, à Moise ou à Jésus.

R.G.: Est-il interdit à un Musulman de posséder la Thora ou les Evangiles?

Ch.Ah.El Tayeb : Non,  ce n'est pas interdit, bien sûr. Je possède moi-même plusieurs exemplaires de la Thora et des Evangiles.

R.G. : Pour un Musulman est-il illicite de les lire, de les étudier?

Ch.Ah.el Tayeb : Non, rien n'interdit à un Musulman de lire ou d'étudier les livres sacrés des autres religions, à la condition de ne pas être impur au moment de cette lecture; il en est de ces textes comme il en est de la lecture ou de l'étude du Coran. Même si nous pensons que,  dans la Thora ou dans les Evangiles,  il y a la main de l'homme, nous savons aussi que ces écrits ont été inspirés par Dieu, et qu'ils contiennent la parole de Dieu. Pour vous dire combien nous attachons d'importance aux livres sacrés des autres religions, l'université Al Azhar a envoyé à Paris l'un de ses plus brillants scientifiques Mohamed Azab. Il y a étudié durant 11 ans les langues sémitiques (araméen, hébreu ancien...) et la Bible. Il a même enseigné à la Sorbonne avec pour spécialité l'étude comparée des langues sémitiques et de la Bible.

R.G. : L'actualité récente a été marquée par le vent de contestation qui souffle sur le monde arabo-musulman. Ce " printemps arabe " a, hélas,  été précédé par un attentat particulièrement meurtrier, le 31 décembre 2010, contre une église d'Alexandrie. Comprenez-vous les réactions d'inquiétude que cet attentat a pu provoquer ?

Ch.Ah.al Tayeb : Bien sûr, nous déplorons que des croyants aient été les victimes de cet odieux attentat et nous condamnons vigoureusement ses auteurs. Cet attentat donne de plus une image globalement négative des Musulmans égyptiens. Cet acte n'est pas dans la nature du peuple égyptien, un peuple profondément pacifique. Il a été planifié à l'étranger et exécuté sur le territoire égyptien pour nuire aux Chrétiens et, par voie de conséquence, aux Musulmans égyptiens qui en pâtissent également. Depuis 14 siècles, Chrétiens et Musulmans vivent ensemble en Egypte, sans conflit qui les aurait opposés pour des raisons essentiellement religieuses. 

R.G. : Les manifestants de la place Tahrir comptent-ils des Chrétiens dans leurs rangs?

Ch. Ah.al Tayeb : Oui, les Chrétiens sont nombreux dans les rangs des manifestants. Ils font partie du peuple égyptien et leur situation ne se différencie pas de celle de leurs concitoyens musulmans. Musulmans et Chrétiens ont également souffert de violences et sont morts en Egyptiens, car les Chrétiens font partie du peuple d'Egypte, également attachés à leur patrie, et leur situation est pareille à celle des Musulmans. Il est d'ailleurs très significatif de constater que la question religieuse est absente des revendications des manifestants.

R.G.: Les Chrétiens d'Egypte sont ils considérés comme des citoyens ou comme des " protégés "?

Ch. Ah.al Tayeb : Les Chrétiens d'Egypte ne sont en aucun cas des " protégés " ou des citoyens de seconde zone. Les temps lointains, où cette notion de " protégé " existait,  sont révolus. Les Chrétiens d'Egypte sont des citoyens à part entière, comme tous les autres. 

R.G.: Que pensez-vous des manifestations qui ont eu lieu contre la nomination d'un gouverneur copte à Kena, en Haute Egypte?

Ch. Ah.al Tayeb : Les manifestations ne visaient pas la personne du gouverneur, ou le fait qu'il soit copte. Son prédécesseur était copte lui aussi  et n'avait pas été l'objet de manifestations en raison de son origine. Dans le cas que vous citez, il s'agissait de revendications sociales dirigées contre le gouvernement, des revendications qui émanaient d'ailleurs aussi bien des Musulmans que des Chrétiens.

RG. : A vous entendre, les Chrétiens d'Egypte semblent ne pas souffrir de persécutions. Pourtant, depuis dix ans, ils quittent par centaines de milliers le pays. Certains affirment même que plus d'un million et demi de Coptes égyptiens auraient émigré depuis l'an 2000.

Ch. Ah.al Tayeb : Il faut se garder de certaines généralisations. D'une part les atteintes aux Chrétiens sont le fait de quelques fanatiques, extrémistes, violents,  que nous condamnons, et non de la grande majorité paisible des Egyptiens. Vu d'Occident, on a tendance à généraliser une situation qui est le fait de groupuscules hélas trop actifs. D'autre part, le départ des Chrétiens d'Egypte n'est pas lié à la peur. Ils recherchent de meilleures conditions de vie, notamment en Amérique du Nord, où leur diaspora favorise leur installation. De la même manière,  de nombreux Egyptiens musulmans, ceux, qui en ont les moyens, quittent aussi le pays attirés par un monde où les difficultés économiques sont moindres, où la vie est plus facile. J'ai vécu et étudié à Paris, à la Sorbonne: j'avoue que si, à l'époque, j'avais eu l'opportunité de trouver un emploi bien rémunéré en France j'y serais peut-être resté. Le système social y est bien organisé, et l'emploi bien plus accessible qu'ici. Le seul moyen d'enrayer ce que vous appelez un " exode" sera le redressement économique de l'Egypte. Celle-ci reste un pays pauvre où la vie est difficile pour la grande majorité de la population.

R.G.: Un non musulman peut se convertir à l'islam sans difficulté. L'inverse est-il possible? L'un de vos prédécesseurs, le cheikh Ali Gad Al Haq, avait publié en 1996 une fatwa condamnant à mort tout Musulman qui ferait acte d'apostasie. Quel est votre point de vue ? Qu'en dit l'islam et qu'en est-il aujourd'hui dans la pratique ?

Ch. Ah.al Tayeb : D'une part, dans le Coran, texte fondamental de l'islam, il n'y a aucun jugement porté à l'encontre de celui qui quitterait l'islam. D'autre part, dans les Hadith du Prophète, (les dits du Prophète,) l'on trouve plusieurs passages que certains oulémas interprètent comme une condamnation à mort possible à l'encontre d'un Musulman qui quitterait l'islam. Le simple fait de quitter l'islam est à déplorer, et le Musulman doit tout faire pour ramener l'égaré dans l'islam. Dans le cas où le converti abandonne sa communauté et constitue un danger pour elle, en luttant par exemple contre elle, il risque alors d'être condamné à mort par certains. Je tiens néanmoins à rappeler un exemple historique où le Prophète s'était élevé contre ceux qui avaient tué une femme parce qu'elle avait quitté l'islam. Aujourd'hui, Al Azhar ne condamnerait pas une personne qui quitterait l'islam  par libre choix personnel, et respecterait sa décision.

R.G.: Vous êtes un dignitaire religieux dont la parole est très écoutée à travers le monde musulman, mais vos prises de position peuvent avoir également une dimension politique. C'est le cas de votre déclaration publique historique du 20 juin 2011. Vous avez notamment affirmé la nécessité de la séparation des pouvoirs, vous avez rappelé le principe de l'égalité des droits de tous les citoyens, et vous vous êtes fait l'avocat de la protection égalitaire de tous les lieux de culte monothéistes. Ces positions ne sont pas celles des Frères musulmans. Pensez-vous que le parti issu de cette confrérie puisse avoir sa place dans le gouvernement civil qui pourrait être constitué en Egypte à la suite d'élections démocratiques ?

Ch. Ah.al Tayeb : Le parti qui remportera le plus de suffrages lors de ces élections, sera celui qui formera le gouvernement, et présidera aux destinées de la nouvelle Egypte. Il convient de différencier la confrérie religieuse des Frères musulmans, et le parti politique " Liberté et justice " formé par certains anciens de la confrérie, même s'ils ont en commun certaines conceptions très radicales. Ce parti, habilement créé afin de pouvoir participer au processus électoral, n'est pas à un paradoxe près: son vice président est copte. Je ne crois pas que les électeurs égyptiens, toutes couches de la société confondues, y compris dans l'Egypte profonde, porte à la tête du pays le parti issu des Frères musulmans, pas plus que celui des salafistes d'ailleurs. Le peuple égyptien est d'un naturel paisible, la grande majorité de ses membres aspirent à la tranquillité; je doute qu'elle s'engage sur une voie que je juge très hasardeuse pour la paix civile.

R.G. :
Le Conseil suprême des Forces armées gère l'Egypte durant la période transitoire. Or vous vous êtes prononcé pour que la future Egypte, celle qui sortira des urnes, soit dirigée par un gouvernement civil. Votre déclaration a beaucoup surpris. Elle a été  jugée courageuse par les uns, qui l'ont saluée, et elle a été décriée par les autres qui vous reprochent de soutenir le courant libéral qui s'exprime notamment place Tahrir. Comment en êtes vous arrivé à ses conclusions?

Ch. Ah.al Tayeb : Al Azhar a  constitué récemment un Conseil composé d'oulémas, mais également de grands intellectuels de sensibilités diverses, pour réfléchir ensemble à ce que devrait être l'Egypte de demain. Il en est ressorti un consensus sur notre vision de l'avenir et j'en ai livré les premières conclusions. La nouvelle Egypte devra être un Etat national, démocratique, constitutionnel et moderne.

R.G. : Vous avez été nommé Grand Imam d'Al Azhar, en mars 2010,  par l'ancien président Hosni Moubarak. Aujourd'hui, vous déclarez souhaiter que cette fonction soit dorénavant soumise à élection par un collège d'oulémas et d'imams, et non plus à la nomination par le président ou par le chef du gouvernement.

Ch. Ah.al Tayeb: En effet, le Conseil d'Al Azhar a mis ma proposition à l'étude pour en affiner et en définir les modalités. Cela témoigne une volonté d'appliquer de plus en plus en Egypte un processus démocratique.

R.G.: Pour en venir au dialogue islamo-chrétien  au quotidien, vous savez certainement qu'en France, la Faculté catholique de Paris a mis en place un module de formation à la laïcité pour les élèves imams de l'Institut Al Ghazali de la Mosquée de Paris. Qu'en pensez-vous ?

Ch. Ah.al Tayeb Nous avons visité l'Institut catholique de Paris et nous connaissons cette expérience qui consiste à enseigner aux futurs imams la nature spécifique de la France laïque. Nous approuvons cette démarche qui permet de sensibiliser les futurs imams à la singularité quasi unique de la société civile française.

R.G. : Imaginez-vous possible, voire souhaitable, une expérience semblable à Al Azhar? Que savent par exemple du christianisme les imams formés à Al Azhar?

Ch. Ah.al Tayeb: La sensibilisation au christianisme existe chez nous mais sous une autre forme. Nous n'avons pas mis en place à Al Azhar un enseignement du christianisme à destination des imams ou des élèves imams, mais nous avons créé des échanges avec l'Institut catholique du Caire où sont données des conférences sur l'islam. De même, nous accueillons ou organisons à Al Azhar, des conférences sur le christianisme. Notre brillant scientifique, spécialiste des religions, qui a étudié et enseigné à la Sorbonne, y donne fréquemment des conférences sur les religions bibliques.

R.G.: Les Musulmans sont nombreux en Europe, et forment en France la deuxième religion. Ils sont appelés à rester dans ces pays façonnés par la tradition judéo-chrétienne et sans véritables racines islamiques. Y voyez-vous un risque de dérives doctrinales ou pratiques? En d'autres termes, pensez-vous qu'il puisse exister un islam " européen " ou " occidental " spécifique ?

Ch. Ah.al Tayeb : Sur le plan doctrinal, l'islam demeure l'islam sous toutes les latitudes.  Le respect des cinq piliers de l'islam s'impose à tout musulman. Quant à la pratique, même si elle s'inscrit dans une société occidentale, rien n'empêche un musulman français ou européen de vivre sa pratique religieuse. Il peut épouser une femme d'une autre religion sans pour cela qu'elle soit obligée de se convertir: ceci en Europe comme ici en Egypte. Et j'ajouterai que, lorsque j'ai étudié en France, à aucun moment je n'ai senti de pression ou d'incitation à modifier quoi que ce soit dans la pratique de ma religion.

R.G.: Pour aborder cette fois le dialogue au plan institutionnel, c'est au lendemain de Vatican II qu'a commencé le dialogue entre l'Eglise catholique et l'islam. On en évoque souvent la nécessité, l'on en voit plus rarement les résultats.

Ch. Ah.al Tayeb : Avec la disparition du pape Jean-Paul II, nous avons perdu un grand homme de dialogue, et nous le regrettons. Nous ressentons certaines déclarations du pape Benoît XVI comme une posture d'hostilité. Ainsi en est-il du discours de Ratisbonne, très douloureusement perçu par la communauté musulmane et par nous-mêmes. Les explications a posteriori ne nous ont pas convaincus. Néanmoins,  nous avons tenté de renouer ce dialogue à travers plusieurs signes que nous avons voulu donner dans certains de nos discours qui ont été publiés. Hélas, en vain ! Nous aimerions que ce dialogue soit aussi positif que celui que nous avons avec les autres confessions chrétiennes, en particulier dans l'échange que nous avons très régulièrement avec les Orthodoxes. Nous avons l'impression qu'aujourd'hui, le Vatican privilégie plutôt le dialogue judéo-chrétien. Compte tenu de l'importance de l'islam, qui représente plus d'un milliard et demi de fidèles, Al Azhar attend un geste du Vatican qui exprimerait sa volonté de reprendre ce dialogue auquel nous sommes ouverts.


Propos recueillis au Caire par René Guitton

 

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