Paru dans la revue "Le Monde des Religions"

Selon la légende locale, Abraham serait né à Sanliurfa, en Turquie, tout près du village d’Harran où il reçut l’appel de Dieu. Dans cette vallée biblique devrait voir le jour un pèlerinage sur les traces du patriarche commun aux trois monothéismes.

Maisons d'Harân

Un parc immense au pied de falaises d‘argile, des autocars par dizaines qui déversent des cortèges de pèlerins vêtus de voiles noirs et le mausolée d’Abraham enchâssé dans la paroi rocheuse : nous sommes à Sanliurfa, au cœur de la Turquie orientale. Des croyants par centaines, dont de nombreux chiites iraniens, viennent se prosterner dans le sanctuaire du prophète commun aux trois monothéismes. Une inscription rédigée en turc, en arabe et en anglais, couronne l’entrée de la grotte: "Ceci est la caverne où est né le prophète Abraham." Ici un religieux à barbe et turban entraîne dans son sillage mère, épouse et filles. A peine plus loin, d’autres groupes prient à la mosquée ou attendent, au bord des bassins, que la foule se disperse.
Si les trois religions du Livre s’accordent sur Harran, distante de trente kilomètres, comme étant le lieu de l’Appel de Dieu à Abraham, aucune ne précise l’endroit de naissance du patriarche. En Turquie, la tradition nationale y pourvoit, le situant à Sanliurfa, tout comme l’épreuve de la Ur Kassdim de la tradition judaïque, fournaise également évoquée dans le Coran. La falaise surplombant la ville pérennise depuis des siècles un récit qui fait à présent partie de son histoire.
Une nuit, Nemrod, mi-dieu, mi-homme, voit en songe la destruction de son trône. Ses oracles interprètent le rêve par la venue d’un nouveau prophète qui brisera sa toute puissance. Le rebelle n’a pas encore vu le jour mais devrait naître dans l’année. Nemrod ordonne alors que toutes les femmes enceintes et les jeunes mâles soient éliminés. La mère d’Abraham cache sa grossesse dans la fameuse grotte, y met au monde son premier fils, l’abritant et l’éduquant durant plusieurs années à l’insu de tous. Parvenu à  l’âge adulte, le prophète s’oppose au règne des idoles et à la loi de Nemrod, allant jusqu’à briser les statues des divinités. Le monarque le fait arrêter et ordonne qu’on le jette du haut des falaises de Sanliurfa dans un brasier immense qu’il a fait aménager avec tout ce que la région compte d’arbres et d’objets inflammables. A l’instant ou Abraham va atteindre les flammes, celles-ci, par la grâce de Dieu, se transforment en eau et les morceaux de bois en poissons, dès lors déclarés sacrés. Au point qu’aujourd’hui encore ces carpes, par milliers, grouillent dans les bassins entourant la grotte, distraction favorite des pèlerins qui viennent les nourrir en signe de reconnaissance.

La ville de la foi

Jusqu’en 1963 la ville nomme Urfa, dont la première syllabe, Ur, fait dire aux Turcs qu’elle est bien la Ur des Chaldéens, située ici en Haute Mésopotamie. Depuis cette date, le très mérité préfixe Sanli, "la Glorieuse", lui est attribué.
Dans tous les documents distribués aux pèlerins, le ministère du tourisme turc perpétue ce qu’atteste la tradition locale, qui ne manque pas d’imagination: Abraham et sa famille vécurent ici: Térah, son père, y mourut. C’est ici encore que Loth se sépara de son oncle Abraham pour rejoindre Sodome et que Jacob épousa Rachel et Léa, filles de Laban. Job fit fortune dans cette même ville et la caverne qui l’abrita, les derniers temps de sa maladie, est une étape incontournable pour tout bon pèlerin. Le prophète Elie, venu rejoindre Job, fut enterré tout près de là dans un village portant son nom, Eyyub Nebi, où s’élève le mausolée qui lui rend hommage. C’est toujours à Sanliurfa qui Moïse épousa Séphora, la fille de Jethro, et reçut des mains de celui-ci le sceptre miraculeux. Enfin, Jésus envoya une lettre bénissant la cité (lettre rédigée en grec, conservée non loin de là, dans une caverne de Kirkmagara) et fit remettre le Saint Suaire au roi de la ville, Abgar, atteint d’une longue maladie. Le souverain guérit alors miraculeusement et devint le premier monarque à se convertir au christianisme. Autant de raisons qui font de Sanliurfa la ville de la foi, la cité des prophètes.

L’utopie interreligieuse

On retrouve dans ce récit légendaire de nombreuses résonances bibliques, intertestamentaires,  coraniques, mais pour les scientifiques  Sanliurfa a bien été l’un des tout premiers hauts-lieux des religions primitives.
Grotte d'AbrahamDès 9000 avant notre ère, quelques clans commencent à abandonner le nomadisme pour se regrouper en villages, y vivre en fermiers et y mourir. Des tombes datant de onze mille ans, entourées de statues à figures animales, y ont été découvertes. Aux IVe et IIIe millénaire, Harran et Sanliurfa deviennent les cités des dieux assyriens et babyloniens, où les astres prennent leur sens divin. On célèbre la supériorité de Sin, dieu de la lune, et de Shamash, dieu du soleil. Des tablettes d’argile découvertes dans l’antique cité de Mari, en Syrie orientale, sur l’Euphrate, évoquent un traité signé dans le temple de Sin, à Harran. Sur d’autres tablettes datant de la même période, les inscriptions cunéiformes ont immortalisé un traité établi entre Hittites et Mitannites, approuvé par Sin et Shamash. Puis émerge le nonothéisme avec Abraham pour révélateur. Mais dès les premiers siècles de notre ère, la région se tourne résolument vers le christianisme. En 639, la conquête musulmane porte le calife Omar jusqu’à Sanliurfa, où il balaye ce foyer chrétien pour y implanter l’islam, très largement majoritaire aujourd’hui.
Dans la vallée du sanctuaire d’Abraham se dessine actuellement le tracé d’un parc interreligieux de plusieurs hectares, qui aura pour nom "Jardin de la Foi". Dans cet espace arbora, animé de bancs, de bassins et de buvettes, s’élèveront une synagogue, une église œcuménique et une mosquée. Le gouvernement turc veut ainsi réaffirmer l’esprit d’ouverture dont il a déjà fait preuve avec un parc semblable situé à Antalya, sur la côte méditerranéenne.
Sanliurfa marquera également, dès 2007, la concrétisation d’une autre et non moins sérieuse initiative interreligieuse. En effet, l’université d’Harvard patronne le projet d’une marche monothéiste, un pèlerinage sur "le chemin d’Abraham", dont le point  de départ sera Harran, pour rejoindre Sanliurfa, Alep, Damas, Amman, Jérusalem, jusqu’à Hébron, au tombeau des Patriarches, la Makhpétah des juifs, El-Khalil des musulmans (voir encadré). Dans ces régions, particulièrement, ce projet pourrait passer pour une utopie. Mais tant de grands desseins n’ont-ils pas commencé ainsi ?

Suivre les pas du patriarche

L’initiative du "Chemin d’Abraham" veut ouvrir une route au Proche-Orient, retraçant les pas du patriarche. Un chemin interculturel – comparable à celui de Compostelle – aux pays du guide spirituel de plus de trois milliards de croyants juifs, chrétiens et musulmans.
Le but de ce chemin est d’inciter au respect, de souligner et de propager les valeurs du message abrahamique, d’unité, de foi, de justice, de paix et d’hospitalité envers tous. Sur toile de fond des conflits du Proche-Orient, le chemin et ses images d’imams, de prêtres et de rabbins marchant côte à côte contribueront à solliciter l’imagination de millions de gens à travers le monde, éveillant le respect mutuel. Des évènements parallèles seront organisés dans de nombreuses communautés, dans de nombreux pays sous forme de "marches d’Abraham" reliant les synagogues aux églises et aux mosquées. Ce chemin personnel aussi, pour ceux qui l’emprunteront, offrira de nombreux autres avantages: économiques, créant de nouvelles infrastructures locales; humains, encourageant l’entente: religieux et culturels, pour un idéal de respect.

Le projet "Abraham Path Initiative"  élaboré depuis deux ans à l’université américaine de Harvard en relation avec les communautés religieuses et politiques régionales vient de voir la concrétisation de sa première étape. En novembre 2006, une délégation consultative a effectué le premier voyage historique depuis Sanliurfa en Turquie orientale jusqu’à Hébron-El-Khalil, recevant un excellent accueil et ouvrant de réels espoirs de concrétisation, totale ou partielle, dès 2007.

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