Le Monde
Le Monde : Histoire d''une négociation manquée
Il y a un peu plus de cinq ans, le 30 mai 1996, à la sortie de Médéa en Algérie, on retrouvait les restes des sept moines trappistes de Tibhirine, égorgés une semaine plus tôt par des militants de GIA. Le 2 juin, à la cathédrale Notre-Dame-d''Afrique à Alger, sept cercueils -un crucifix et une rose pour chacun- rejoignaient la dépouille du cardinal Duval, ancien archevêque d''Alger, éprouvé par les évènements et décédé, également le 30 mai, à l''âge de 93 ans. Ces obsèques marquaient le terme d''une tragédie qui avait commencé par l''enlèvement des sept moines, dans la nuit du 26 au 27 mars, et qui restera comme l''un des pires épisodes, par ses retombées en France, de la guerre civile algérienne.
Ecrit d''une plume à l''émotion retenue, le livre que vient de publier René Guitton est l''un des plus précis qui soient, à la fois sur l''itinéraire des sept moines martyrs, sur les raisons du choix qu''ils avaient fait de rester en Algérie et sur les circonstances du drame. C''est l''histoire d''une triple fidélité que ce livre raconte : à la parole donnée à Dieu à travers un engagement religieux ; à une amitié nouée de longue date avec une population algérienne démunie et frappée par le terrorisme ; à un dialogue concret avec des musulmans et une religion dont les islamistes ne donnent que la plus atroce des caricatures. Les autorités françaises et algériennes les avaient poussés à quitter le pays. Une première incursion d''un groupe terroriste au monastère, en pleine nuit de Noël 1993, avait donné la mesure de la menace. Mais l''attachement à Tibhirine des moines trappistes -deux ont pu échapper à la rafle de mars 1996- n''avait d''autre sens que l''amour de Dieu et de l''Algérie.
Mais, à la lecture du livre de René Guitton, le plus étrange et douloureux est le sentiment qu''il donne que le pire aurait pu être évité sans des dysfonctionnement entre les services français (DST, DGSE), puis entre Alain Juppé, alors premier ministre, Charles Pasqua et ses réseaux en Algérie, ranimés pour l''occasion par son ami préfet du Var, Jean Charles Marchiani.
Sans doute est-il plus facile de reconstituer l''histoire que de la faire au jour le jour dans les circonstances d''un drame où la vie de sept hommes est engagée. Rien ne permet non plus d''affirmer que si les négociations avaient pu s''ouvrir avec les ravisseurs islamistes, l''enlèvement aurait pu trouver une issue heureuse. Mais René Guitton a eu la bonne idée d''interroger les acteurs de cette négociation manquée. Il se retranche derrière leurs confidences. Et la confirmation de ce qu''on pressentait laisse pantois.
Quand, le 30 avril 1996, un émissaire de Djamel Zitouni, chef du commando de ravisseurs, se rend à l''ambassade de France à Alger, porteur d''une cassette où l''on entend la voix des moines, deux fonctionnaires de la DGSE s''entretiennent avec lui. Mais ils ne préviennent ni la DST, ni l''ambassadeur, ni les services algériens. Aucun enregistrement vidéo ni audio n''est fait de cette visite. Ils laissent filer l''émissaire qu''une filature aurait pu permettre, peut être, de conduire aux ravisseurs.
Le livre de René Guitton rapporte aussi dans quelles circonstances " lamentables " la brouille entre Alain Juppé et Charles Pasqua n''aurait pas permis à Jean Charles Marchiani, l''homme de confiance de l''ex-ministre de l''intérieur, d''aller au bout d''une mission secrète engagée en vue de la libération des otages. Un accord aurait même été négocié et sur le point d''aboutir avec le général Saïdi Fodil commandant la zone militaire de Wargla, au nord d''Assi Messaoud, qui mourra dans des circonstances mystérieuses, juste après la mort des moines. Cet accord portait sur des versements de fonds et l''élargissement de prisonniers islamistes retenus en France. Informé le 9 mai, Alain Juppé aurait mis un terme brutal à cette mission, afin de ménager les services français et les autorités algériennes.
Dans le livre, Charles Pasqua et Jean Charles Marchiani maintiennent leur version. De son côté, le premier ministre de l''époque se défend d''avoir fait échouer le projet pour des raisons personnelles et des " chikayas politiques ". Le réseau de MM. Pasqua et Marchiani " trouble et peu fiable ".
Malgré tous les doutes qui demeurent sur cette affaire, le livre de René Guitton est une pièce d''histoire.
Henri Tincq